Je suis montée au refuge de La Lavey avec l’envie de me laisser inspirer par le lieu et ses caractéristiques. Dans mon sac à dos j’emporte un panel d’outils qui me permettront de produire sur place.
L’idée de créer des couleurs vernaculaires, en utilisant les éléments trouvés sur place me vient de l’envie de dresser un portrait sensible de ce lieu à la façon d’un inventaire entre le scientifique (relevés de terres, de minéraux, de la flore, de la faune, de l’ensoleillement), l’archéologique et le littéraire de Georges Perec (L’infra-ordinaire ou sa façon d’interroger l’habituel). La rencontre avec une garde du parc national le premier jour me convainc d’ailleurs dans cette idée lorsque nous échangeons sur les activités de prélèvement scientifique et du comptage des espèces par les gardes dans le parc des Écrins.
Prélever ces matières et les transformer en échantillons de couleur ou de texture sont une façon de figer l’instant dans un ici et maintenant presque photographique. Ces échantillons portent en eux l’endroit géographique et le lieu symbolique, ils portent en eux le temps et le mouvement également. Enfin, chaque couleur est un point d’entrée de réflexion sur ce qui fait le lieu et comment ces éléments s’articulent entre eux.
Par exemple les poussières du sol de la cuisine balayée ont une existence, dans ce lieu, limitée (la cuisine étant balayée plusieurs fois par jour). Cependant ces poussières ne sont pas nées ici, emmenées sous les semelles de chaussures, elles viennent du jardin, de la serre, des radis cueillis le matin, des miettes du pain monté à dos d’homme il y a quelques jours… Il en est de même avec les poussières de l’entrée, elles sont les bouts de terre du chemin parcouru pour arriver ici, peut-être même d’autres sentiers, d’autres montagnes. Des extraits de végétaux, des graines accrochées aux chaussettes… À l’arrivée on ôte ses bottes pour chausser des crocs, symbole que l’on est arrivé. Dans cet espace du seuil, on change de confort, on change de démarche, l’heure est au repos et au réconfort autour d’une boisson et d’un bon diner. Les couleurs de l’intérieur sont donc des témoins de la vie du refuge.
La récolte des échantillons se fait en chemin, l’idée est de les cueillir là où mes pas m’amènent sans chercher à trouver des matières spécifiques. C’est en arpentant le territoire dans une idée précise ou sans autre but que de marcher (se rendre à un lac, aller du jardin aux dortoirs, longer le torrent jusqu’à l’endroit de la sieste, aller chercher le linge qui sèche avant la pluie) que je commence cette collection de matières. Elle pourrait donc se lire comme une sorte de cartographie. Celle-ci se lirait à plusieurs niveaux : celui du sol où je prélève en surface, mais aussi à niveau d’œil ou de main quand je cueille des baies sauvages ou des feuilles d’arbre. Cette cartographie sensible est tout aussi temporelle que spatiale, abstraite que subjective.
Les couleurs peuvent aussi être cuisinées, et cela en même temps que s’affaire l’équipe du refuge pour préparer les repas. Par exemple les végétaux frais sont réduits en jus à l’aide d’un pilon. Le jus extrait donne rarement la teinte de la feuille elle-même. Bouillies pour la soupe ou écrasées, les orties changent de nuance. Le chou rouge est bleu. La menthe du jardin, brune.
En laissant le soleil faire son effet sur ces couleurs, on peut aussi faire varier la teinte. 1h ou 4h de contact avec les UV, les différences sont notoires. Mélangées à un liant acrylique qui préservera la couleur, laissées pures, diluées à l’alcool ou en aquarelle home-made (à base de miel et de gélatine alimentaire) les variations sont quasi infinies.
Cuisine ou laboratoire, la recherche est expérimentale et prend pied dans les activités et ressources du refuge (cuisine, cueillette des légumes de la serre ou de plantes sauvages pour les soupes quotidiennes) mais aussi dans la transformation naturelle et cyclique de la nature.
Par exemple, les variations autour des baies (myrtilles et framboises) sont parlantes : sauvages ou industrielles, séchées ou écrasées, fraiches ou digérées par les animaux (chamois, moutons,…) j’obtiens différentes couleurs et textures selon les transformations qu’ont subis ces fruits. Ce même travail à une saison différente offrirait de toutes autres évolutions.
En parallèle, je procède à des impressions de végétaux pour constituer une sorte d’herbier. Couleurs et feuilles correspondent. Sur ces impressions, la marque des nervures apparaît plus visiblement qu’en vrai. En monochrome noir, on voit clairement le chemin de la sève et de l’eau. Celles-ci même que l’on a extraites pour en faire un jus coloré.
Loin d’être exhaustive cette gamme de couleur me permet de peindre ou de composer. Si l’on extrapole, on pourrait aussi imaginer une application directe sur le lieu, en créant une gamme de couleur et de matière à utiliser pour une éventuelle rénovation du refuge.
Cette première recherche m’amène à me questionner sur les productions locales. En effet, le paysage montagnard est un espace où la valorisation de chaque matière est poussée à l’extrême, l’attention et le soin portés aux choses suivent une logique de légèreté car il est plus difficile d’importer des matériaux, aliments et autres ressources de la vallée que dans d’autres environnements plus accessibles. Bricolage, système D, économie circulaire ou décroissance, les termes peuvent être nombreux si l’on analyse la façon de vivre des gardiens et leur travail. Dans tous les cas l’humilité invite à observer son environnement pour trouver sur place la réponse aux enjeux quotidiens. Et avec ces contraintes matérielles, j’ai eu le bonheur d’observer que la richesse n’en était que plus grande. Ce positionnement de « l’essentiel » je l’assimile à « l’esprit montagne » maintes fois évoqué lors de mon séjour à La Lavey. C’est-à-dire savoir lire et comprendre la nature, ses éléments et ses différents acteurs pour en profiter de façon sécuritaire, respectueuse et pleine. Une posture donc.
Quand je rencontre le berger nous parlons d’utilité, de « métier » et des différences entre « être artiste » et « être berger ». Pour lui « faire de l’art » n’est pas utile car cela ne participe pas à la production de biens indispensables (vitaux). Au-delà des questionnements de l’utilité de l’art que nous avons pu avoir, je retiens surtout l’idée de l’utilité elle-même. Si l’on considère que son métier est de produire de la viande, l’utilité poussée à son extrême serait peut-être la rentabilité. Or, un berger comparé à un éleveur industriel ne fais pas le poids. Nous connaissons tous les impacts d’une production intensive sur l’environnement local comme global. Il me semble donc que travail d’un berger est bien plus indispensable que celui d’un homologue industriel car au-delà de produire de la viande, le berger a une action directe sur la préservation de l’environnement. Il l’arpente sans cesse et le connait sur le bout des doigts, il est capable de voir les évolutions de ce dernier, ses dérèglements, de savoir avec qui il partage ce territoire (les loups par exemple ou d’autres espèces de la biodiversité) et d’en faire le rapport. Qu’il considère son « métier » plus utile que celui d’un artiste ou designer est donc tout à fait défendable si l’on pense que ce dernier ne crée que du « beau » depuis son atelier. En revanche, je tends à ce que ma pratique aille dans ce travail de terrain et d’utilité humble comme celle d’un berger. Connaître et comprendre un espace, interagir avec ses différents acteurs, en rendre compte.
Valoriser un élément banal de l’environnement (il s’agit même parfois de « déchets » : poussières balayées, bouillon de cuisine excédent, excréments d’animaux,…) pour en extraire ici une couleur, une texture, mais peut-être une autre propriété ailleurs, m’est chère. Par ce biais je souhaite rendre tangible mon expérience en refuge durant une semaine non seulement, mais aussi ce regard attentif sur les choses qu’induit l’environnement montagnard : respect, curiosité, inventivité. Qui sait ce que cette première gamme d’extraits deviendra, mes envies de revoir le berger, les gardiens et cette montagne, de l’arpenter plus encore et de continuer à explorer les différentes couches qui constituent cet écosystème sont grandes.
Couleurs et matières vernaculaires, compositions, peintures, photographies.
7 jours de résidence au refuge de La Lavey dans le Parc National des Écrin, dans le cadre des résidences de l’envers des pentes.
Un immense merci à Caroline, Charlotte, Julia, Antoine et Marion.
Variations
Multiple créé pour l’envers des pentes
Névés : vues extraites depuis le lac des Bèches, encre aqualinol ;Pigments naturels : baies digérées par des chamois et liant acrylique.
Refuge de la Lavey, Août 2019
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26 x 37 cm
50 exemplaires numérotés
imprimés chez Deux-Ponts Manufacture
sur papier soho tintoretto gesso blanc 300g
En vente ici: http://lenversdespentes.com/multiples/
Expositions des oeuvres d’artistes en refuge avec l’envers des pentes.
44.898639 N / 6.206164 E
Techniques mixtes. Peinture à base de pigments naturels, relevés et impressions : végétaux (baies, baies digérées, feuilles, branches, … ), minéraux, terre. Photographies et dessins. Support en feutre de laine, cordes et attaches en fibres synthétiques.
Avec les oeuvres de :
Hélène Bellenger
Estelle Chrétien
Dorian Degoutte
Pâle Mâle
Garance Maurer
Bertrand Planes
Chloé Serre
Delphine Wibaux
Valentin Lergès
Scénographie :
Marion Wintrebert
Exposition Refuge:
Musée du Dauphinois, Grenoble, (3 Mars 2020 - 21 Juin 2021)
L’envers des pentes:
Centre d’Art Contemporain Villa du Parc, Annemasse ( 16 - 18 Janvier 2020)
Centre d'Art la Halle, Pont-en-Royans, (1er Février 2020)
Centre d’Art Contemporain Les Capucins, Embrun, ( 6 - 8 Février 2020)
Crédits photos : Garance Maurer, Vernissage au Centre d’art Les Capucins,
le 6 Février 2020